Il est arrivé dans l'obscurité. La nuit installée m'avait déjà précipitée vers deux autres personnes. Mais c'est son dos que j'ai reconnu. Je suis toujours surprise par sa taille assez petite alors que dans mon esprit, il est grand. Retrouvailles faciles. Quels que soient le lieu, l'entourage, les conditions, il semble à son aise, à bonne distance, fluide, coulant, amical. Il rit facilement, se réjouit. Tout en lui danse. Sa parole, très imagée, comme sa démarche. Son rapport à l'autre est féminin, très en douceur.
Installation à l'hôtel en papotant de petites choses, des souvenirs partagés. Une répugnante odeur de désinfectant non identifié imprègne le hall mais il ne se plaint pas. Il s'adapte. Il est fatigué. Il a travaillé dur toute la journée à l'université, je crois. Puis voyage en train bondé de Paris jusqu'à Niort. Son sac pèse du poids lourd de son djembé africain - quel son rond, grave... Il est plein de jeunesse mais ses yeux le trahissent : il va dormir toutes affaires cessantes.
Samedi matin, je suis un peu en retard. Il m'attend déjà sur le bord de la route! Prêt à l'attaque. Nous sommes les premiers arrivés à la Salle de Danse du Centre Du Guesclin. La porte est encore fermée. J'avais rêvé qu'il arrivât après les autres pour se sentir accueilli. D'habitude, cela m'aurait contrariée - ce samedi plus que jamais, j'ai envie que ce soit une journée parfaite, que tout le monde soit satisfait, assouvisse sa soif de rythme, de chant, invite son corps aux échanges, fasse des
trouvailles, sente la pulsation encore plus fort... Je suis à cran - entorse au genou, quatre chutes en deux semaines, des bleus partout, je ne pourrai pas danser, même pas frapper des pieds. Mais sa magie a déjà opéré. Je ne ressens aucune déconvenue, aucune angoisse. Les danseuses arrivent peu à peu, seules ou en grappes. La bonne humeur est palpable. Il se prépare et accorde son djembé; pas de clés de métal! Il laisse la peau légèrement détendue pour conserver un son un peu grave.
Nous mettons une musique de fond, tout le monde m'aide à m'installer.
Les premiers échanges sont intéressants. Il est précis, son immense bagage méthodologique est perceptible. Il explique ses objectifs. Pertinent mais un peu long pour moi, car nous sommes debouts comme des piquets et je fatigue immédiatement. Il sait ce qu'il fait. Il lance les premiers exercices et tout va s'enchaîner à une cadence régulière et intense, en ménageant les pauses nécessaires, en montant en puissance la difficulté des rythmes, l'exigence de concentration, l'accélération du tempo. Tout est fait pour resserrer nos liens, favoriser notre ancrage, échanger les regards, discipliner les mouvements, exiger la saisie du temps, valoriser l'effort. Chacun trouve sa place et existe pour ce qu'il est, là où il en est.
Il sollicite notre pulsion de vie et nous incite à la vivre au sein de ce 'village' qu'est notre groupe, ce jour-là, venu découvrir ou approfondir sa relation à la Danse d'Expression Primitive par ce travail sur le rythme, les rythmes.
Nous le suivons toujours plus présentes à nous mêmes et aux autres, dans les frappés de mains, la prise de la pulsation avec les pieds, les chants et contre-chants, les déplacements dans la salle ou la pratique en cercle.
Que les sons inattendus, harmonieux , complexes de son tambourin et l'appel impérieux de son djembé sont stimulants! Nous sommes embarquées dans un voyage cadré, encadré, au plus profond de nos racines et entre nous.
Darry , le percussionniste de notre association, arrive un peu plus tard, ébouriffé, encore engourdi par le manque de sommeil. Il a travaillé cette nuit, accaparé par ses missions jusqu'aux premières lueurs de l'aube. Un djembé peut faire danser cent danseurs, dit la tradition. Alors, vous imaginez, deux djembés complices! Nous accueillons avec bonheur, le son de son djembé que nous reconnaissons comme un ami familier.
Nous abordons le rythme ternaire et ses complexités dès la fin de la matinée et enchaînons des chorégraphies de plus en plus complexes dans le respect des exigences de la Danse d'Expression Primitive. Nous concluons sur une de nos invocations, amplifiée, ritualisée par le rythme ternaire.
Le repas est une fête. Tout s'organise à merveille. La table offre le spectacle d'une corne d'abondance. Il y en a pour tous les goûts grâce aux talents de toutes les participantes cuisinières. Les conversations reprennent autour des plats. Manger avec lui, c'est bien aussi...
Petite vague de mollesse postprandiale? Oh, que non. Une invocation appelle tout le 'village' à se réunir et il reprend le travail commencé le matin, toujours avec le même humour et la même bienveillance. "Rythmiquement, vous êtes géniales, mais 'villageoisement', il y a encore des progrès à faire!" dit-il pour nous encourager à intégrer le 'village' dans ce travail sur notre corps et à en accepter le soutien et le modèle. Son exigence sur la netteté, la propreté du STOP
(posture figée en statue pour signifier l'arrêt du rythme, de l'exercice) fait progresser le 'village' entier.
Et chacune est aussi encouragée à se libérer du carcan du comptage (1,2,3,4...) , d'un frappé de mains trop puissant, masculin, d'une raideur trop secondarisée, pour inviter son corps dansant à accueillir le rythme, à écouter le djembé ("Laissez la vague venir chatouiller vos doigts de pieds...") et à en accepter la loi AVANT même de se concentrer sur l'exercice à réaliser.
"Relâchez-vous, la frappe des pieds est puissante, masculine, ancrée mais pas violente. On ne se fait pas mal, on ne se fatigue pas. Allez, acceptez de montrer vos bijoux!". Jolie métaphore pour dire qu'il faut montrer et accepter le singulier (ce qui me singularise) avant de marquer le temps tous ensemble.
Il finit sur de superbes chorégraphies en ternaire, le rythme de la transe, le rythme guérisseur, qui stylisent des attitudes ou des mouvements ancestraux. L'après-midi s'achève sur un 'derviche' endiablé. Il accélère progressivement jusqu'à l'épuisement des danseuses et nous ramène doucement vers une respiration moins frénétique et réparatrice.
Darry, qui l'a assisté et nous a accompagnées tout du long, prend le temps de mitrailler: comme toujours, nous comptons sur ses talents professionnels pour immortaliser cette rencontre.
Le 'village' se sépare dans l'enthousiasme de ce partage, encore énivré de musique. Toutes nos cellules ont été sollicitées et sont aux aguets. Le corps comme le coeur ont beaucoup appris, et cela naturellement.
Nous passons quelques instants calmes chez moi en compagnie d'Isabelle, Josette. Michèle est-elle bien rentrée? Nous faisons le bilan, brûlant encore des rythmes réveillés en nous. Miam, le foie gras. Josette apaise de ses mains mon genou qui hurle. Il sirote une bière. Il a donné tout ce qu'il avait à donner à notre 'village'. Il reviendra peut-être. Il reprend le train dans la nuit.
Isabelle et moi évoquons encore tout un moment cette aventure hors norme vécue ce samedi 25 février 2012 chez PRIM'A CORPS, qui n'a jamais si bien porté son nom. Il nous laisse 'quelque chose' que nous devons faire fructifier...
HENRI SAMBA est reparti. Le maître du rythme, le pédagogue hors pair, notre ami, Henri.
Olga H-M